En proposant, le 24
juillet dernier, un
plan d’action « visant à accroître l’efficacité et la compétitivité du
secteur de la défense », La Commission européenne n’en est pas à son
premier essai. Notamment pour se mêler de ce qui ne fut pourtant jamais censé
être ses affaires. Tirant prétexte des nombreux croisements entre les questions
d’armement (prérogatives régaliennes, s’il en est) et les compétences communautaires
(comme la concurrence, les transferts intra-UE, la recherche, les règles de
passation des marchés publics), le collège bruxellois s’était lancé dès le
milieu des années 1990 à l’assaut du rempart de l’article
346 (l’ex-article 296) du Traité, à coups de communications puis, plus
récemment, de directives.[1]
Cette dernière initiative s’inscrit dans la même logique : puisque
l’article 346 préserve une possibilité d’exclusion des questions d’armement du
champ communautaire, l’enjeu, pour la Commission, est de trouver ses failles et
de s’y introduire. Faut-il s’en plaindre ou s’en réjouir ?
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European Defence Technological and Industrial Base (ou BITDE: base industrielle et technologique de défense européenne) |
Jusqu’ici le bilan a
été plutôt négatif. Certes, les documents successifs de la Commission se sont parfois
autorisés à évoquer le
facteur américain en tant que défi pour le secteur de l’armement en Europe –
ce qui est déjà une manifestation inhabituelle de lucidité et d’audace, surtout si l’on compare
avec le silence total du côté intergouvernemental. Mais les mérites s’arrêtent
là. Au fait, les solutions proposées ne font qu’aggraver le cas.
Aux yeux de la
Commission, le démantèlement des barrières nationales, la recherche du meilleur
rapport coût/efficacité et l’élimination des « distorsions du marché »
ont toujours fait figure de panacée. Or c’est se tromper triplement de cible. Premièrement :
le morcellement tant fustigé du marché de défense en Europe n’est pas la
cause, mais la conséquence des divisions entre les Etats membres. Deuxièmement :
d’inspiration britannique, le dogme du « best value for money » produit déjà dans son pays d’origine
des effets catastrophiques. Obnubilés par la quête du meilleur résultat au
meilleur prix, les Britanniques en sont arrivés à des forces armées largement inaptes à opérer de manière autonome, et à un budget de défense en ruines.[2] Troisièmement,
une bonne partie de ces fameuses « distorsions » viennent du fait qu’il
s’agit d’un secteur ô combien spécifique, où les préoccupations
économico-industrielles sont intimement liées à des considérations
politico-stratégiques.
L’impasse de l’approche
de la Commission est brillamment mise en évidence par M. Tony Edwards, ancien responsable
des exportations de défense du Royaume-Uni. Pour lui, la clé du succès de la
France en matière d’armement est qu’elle a toujours su maintenir un contrôle national
et appliquer des priorités « bleu-blanc-rouge » dans le secteur de la
défense. Et ce à l’opposé de la politique d’ouverture britannique, laquelle ne
peut se targuer finalement que d’un seul fait : ses très nombreux admirateurs
et émules à Bruxelles.
« La France est actuellement le premier pays
d’Europe par sa capacité industrielle de défense et aérospatiale. Elle est
parvenue à ce résultat en exploitant les diverses dérogations aux
réglementations communautaires qui lui étaient nécessaires pour protéger et
entretenir son industrie de défense et aérospatiale. Dans le même temps, le
Royaume-Uni, qui n’avait pas de politique ni de stratégie industrielle de
défense explicite, efficace et subventionnée, a abandonné la première place
d’abord aux Etats-Unis, puis à la France. Il a ouvert son marché des équipements
de défense au monde entier, tout en poursuivant sans relâche une politique
d’achats fondée sur la conviction que seul le jeu de la concurrence permet
d’obtenir le meilleur prix. (Il est le seul pays au monde à le faire). Dans cet
environnement, les entreprises britanniques ont choisi de se vendre au plus
offrant (généralement américains, français, allemands ou canadiens).
Parallèlement, le gouvernement britannique a cessé de contrôler l’industrie et
l’a abandonnée aux forces du marché. Le Royaume-Uni maintient sa capacité de
projection de puissance au prix d’une dépendance énorme à l’égard des
Etats-Unis pour la technologie, les équipements, le soutien et le renseignement ».[3]
Dans la même
logique (celle de l'ouverture sans protection), toute poussée vers une soi-disant
européanisation des industries et du marché d’armement serait donc
mécaniquement synonyme d’abandon. Car on aurait beau ne s’ouvrir qu’entre
partenaires de l’UE – si certains d’entre eux sont ouverts à tous les vents, cela
revient au même que de nous exposer tous à une
pseudo-concurrence extérieure nous enfermant dans une position de dépendance.
Il n’y a pas trente-six solutions : soit on s’y résigne, soit on introduit une sorte de préférence, sous forme de priorité donnée aux fabricants/équipements de notre propre continent. Jusqu’ici la Commission y était toujours réticente. Sans parler d’une bonne partie des Etats membres. Or c’est de loin le critère le plus déterminant pour bien prendre la mesure de telle ou telle initiative, prétendument européenne, dans le secteur de l’armement.
Il n’y a pas trente-six solutions : soit on s’y résigne, soit on introduit une sorte de préférence, sous forme de priorité donnée aux fabricants/équipements de notre propre continent. Jusqu’ici la Commission y était toujours réticente. Sans parler d’une bonne partie des Etats membres. Or c’est de loin le critère le plus déterminant pour bien prendre la mesure de telle ou telle initiative, prétendument européenne, dans le secteur de l’armement.
[1] COM
(1996) 10 : Les
défis auxquels sont confrontés les industries européennes liées à la défense –
contribution en vue d’actions au niveau européen,
24 janvier 1996;
COM
(1997) 583: Mettre en oeuvre la stratégie de l’Union en matière
d’industries liées à la défense, 4 décembre 1997;
COM
(2002) 714 : La politique industrielle dans une Europe élargie, 11 décembre 2002;
COM
(2003) 113: Défense européenne – Questions liées à l’industrie et au marché
– Vers une politique de l’Union européenne en matière d’équipements de défense, 11 mars 2003;
COM(2004)608 :
Livre vert - Les marchés publics de la défense, 23 septembre 2004 ;
COM (2005)
626: Communication
de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur les résultats de la
consultation ouverte par le Livre vert sur les marchés publics de la défense et
les futures initiatives de la Commission, 6 décembre 2005 ;
COM(2006)
779 : Communication
interprétative sur l'application de l'article 296 du traité dans le domaine des
marchés publics de la défense ;
Directive
2009/43/CE du
Parlement européen et du Conseil simplifiant les conditions des transferts de
produits liés à la défense dans la Communauté, du 6 mai 2009 ;
Directive
2009/81/CE du
Parlement européen et du Conseil, relative à la coordination des procédures de
passation de certains marchés de travaux, de fournitures et de services par des
pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices dans les domaines de la
défense et de la sécurité,13 juillet 2009.
[2] Pour une analyse détaillée du cas britannique, voir le chapitre « Le
Royaume-Uni » de l’étude Politiques d'armement en
Europe à travers l'exemple de l'affaire BAE Systems-EADS.
[3] Livre vert sur les marchés publics de la défense, Contribution aux
marchés intérieurs DG par Tony Edwards, Professeur en résidence, Royal Military College of Science,
Président de The Air League, ancien
Directeur des exportations de défense du Royaume-Uni (DESO). Cité dans Franco
Danieli (rapporteur), Le marché européen des équipements de défense:
l’article 296 du Traité instituant la Communauté européenne et le
Livre vert de la Commission européenne – Réponse au rapport annuel du
Conseil, Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale, Document A/1917, 6
décembre 2005, pp. 23-24.
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