Pour les plus pressés d’entre nous, voici quelques extraits clés d'une longue analyse, parue en mars
2013 dans Défense&Stratégie, sur
les politiques d’armement en Europe.
« Les
différences d’approches industrielles et politiques constituent entre ces trois
pays [la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni]
de véritables clivages. Il s’agit, pour l’essentiel, de deux lignes de partage
: l’une concerne le rôle de l’Etat dans le secteur (autrement dit le rapport
entre la dynamique du marché et la volonté politique), l’autre la relation de
dépendance ou d’indépendance à établir vis-à-vis des Etats-Unis. »
« Le
mot d’ordre pour la France, c’est l’autonomie stratégique (dans la continuation
de l’approche gaullienne traditionnelle), pour l’Allemagne, c’est la puissance
industrielle, conçue comme intégrée au système otanien à l’instar de tout son
appareil militaire. Enfin, pour le Royaume-Uni, c’est la soi-disant
souveraineté opérationnelle qui est une manière commode pour masquer le fait
que derrière la double fable du 'lien spécial' avec l’Amérique et du 'best
value for money', l’exigence d’autonomie se réduit au court terme et aux seuls
aspects tactiques. »
Parlant
de la France :
« Le
problème [avec le 'schéma des trois
cercles' à la base de la politique d’acquisition française], c’est
que le peu d’affinité des partenaires européens pour les questions d’autonomie
risque de priver de son sens la distinction entre le deuxième cercle (européen)
et le troisième (global). Si l’on s’engage dans des rapports d’interdépendance
avec des partenaires dépendants, cela revient au même que d’accepter soi-même
des situations de dépendance.
Parlant
de l’Allemagne :
« Hubert
Védrine est encore plus clair à ce propos : ‘Il n’y a pas d’armée allemande, il
n’y a qu’une sorte de département allemand de l’armée occidentale, et c’est
pourquoi le système militaire allemand n’a jamais été favorable aux idées
françaises sur la défense européenne. L’Allemagne est à 99 % intégrée dans le système OTAN et ne
dispose d’aucune marge. C’est pourquoi elle s’en tient à une vision otanienne,
plus rigide encore que celle de Washington.’ »
Parlant
du Royaume-Uni :
« Pratiqué
comme une quasi-religion, le principe de la 'best value for money' produit
des effets catastrophiques, non seulement sur les plans industriel et
politique, mais, comble de l’ironie, du point de vue strictement comptable
aussi. »
« Le
Livre blanc de 2003 stipulait déjà que le Royaume-Uni n’envisageait de
s’engager dans une opération militaire d’envergure qu’aux côtés des Etats-Unis. (…)
Ce constat cruel n’est que la traduction, sur le plan opérationnel, de l’extraordinaire dépendance
industrielle et technologique dans laquelle le Royaume-Uni s’est enfermé par
rapport aux Etats-Unis. »
Dossiers
et enjeux majeurs :
« Comme
on a pu le constater, le rôle de l’Etat dans la production de l’armement et
l’acceptation ou le refus de la dépendance par rapport à l’Amérique sont au
coeur des divergences entre les trois pays. Ce sont les deux faces de la même
médaille : moins il y a d’interférence étatique (européenne) dans une entreprise,
plus il lui sera facile d’accepter celle, extrêmement étendue, rigoureuse et
exclusive, des pouvoirs washingtoniens ; c’est le prix à payer d’avance pour
être présent sur le marché de défense américain. »
« Les
Européens se portent volontaires pour aller au-devant de leur propre
incorporation, et ce malgré le contexte de concurrence politico-industrielle
transatlantique dans lequel nous nous trouvons. Or, si la compétition est
déséquilibrée dès le départ, ce n’est pas pour des questions d’avance
technologique, d’écarts budgétaires ou de taille critique, mais pour des
raisons purement politiques. L’un des partenaires a un sens aigu de ses
intérêts et met en oeuvre tous les dispositifs et mesures réglementaires
destinés à les promouvoir. L’autre acquiesce, sans même oser penser une
politique semblable.”
« En schématisant, on peut considérer qu’il existe deux visions sur la nature de ce
qu’il est convenu d’appeler ‘l’Europe de la défense’. La première la
considère comme un aboutissement, en termes politico-stratégiques (et non pas
bureaucratico-institutionnels), de la construction européenne ; la seconde y
voit le couronnement de la transatlantisation, dans la mesure où la
Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) aurait vocation à servir
d’auxiliaire et/ou à devenir un département civil de l’OTAN. Or la poursuite de
l’une ou l’autre option conditionne en grande partie l’avenir de nos industries
d’armement. »
« En
théorie, les institutions et les opérations de la PSDC auraient dû, ce fut
l’idée originelle, faciliter tant la prise de conscience des déficits
capacitaires que la convergence des doctrines d’emploi, contribuant ainsi à
l’harmonisation des besoins opérationnels en aval. Le tout culminant dans des
programmes en coopération et le renforcement d’une BITD conforme à nos intérêts
et à nos conceptions. Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous sommes loin
du compte. »
« La
défense européenne se condamne à ne faire que de la figuration et/ou de
la sous-traitance tant qu’elle restera autolimitée par les préférences
atlantistes et pacifistes des Etats membres de l’UE. »
« Ces
deux exemples – le « paquet défense » et le CTAE (Commandement du transport
aérien européen) - représentent, à leur manière, deux réponses
fondamentalement différentes aux questions de capacités et d’armement.
Celles-ci peuvent être traitées soit sous l’angle de la fusion, soit sous celui
de la coopération. »
« Le
contexte actuel constitue sans nul doute un défi formidable pour toute
volonté stratégique, dans la mesure où il favorise ce double fléau de l’Europe
que sont les dogmes atlantistes et pacifistes. Au regard des crispations atlantistes des
gouvernements européens suite au « pivot » de l’Amérique (1), des tentatives
d’émancipation poussée des industriels face aux Etats en contraction budgétaire
(2), de l’intensification des pressions américaines en matière d’achat
d’équipements militaires (3) et des exhortations des ministères des Finances en
faveur des solutions à court terme (4), il importe de replacer, plus clairement
que jamais, l’autonomie stratégique au coeur des réflexions sur la BITD. De ce
point de vue, la fusion BAE-EADS aurait été un abandon de premier ordre. En
même temps, comme on vient de le constater, son échec ne signifie point la fin
des manoeuvres ni celle des propensions à l’abandon. »
« Les
dispositions du type ‘Buy American Act’, avec leur corollaire
d’obstacles devant l’accès au marché de défense américain sont donc une aubaine
inespérée pour l’Europe. Plutôt que d’encourager leur démantèlement, il
faudrait en remercier le Congrès et le Pentagone. Car si nos entreprises pouvaient accéder
au marché américain plus facilement, toutes s’y précipiteraient immédiatement,
et deviendraient ’de facto américaines’ en peu de temps. »
« Pour ce qui est de la
défense européenne, sa relance préconisée par la France n’a de sens que si elle
se fait avec un recentrage sur les questions d’armement, y compris tout
ce qui les sous-tend comme les doctrines d’emploi des forces. Elle doit
notamment se frayer un chemin entre la civilianisation rampante de la PSDC (que
l’on constate à la fois au niveau des opérations, des institutions et des
ambitions) et l’américanisation de l’OTAN (laquelle privilégie un mode d’action
découlant de la doctrine Powell ‘Shock and awe’, qui consiste en des frappes à
distance, sans intervention des troupes au sol, allant de pair avec la
sur-technologisation et l’idéologie du ‘zéro mort’). Une approche
européenne de « la manière de faire la guerre » pourrait faciliter
l’harmonisation des besoins opérationnels, point de départ de toute coopération
ou d’achat d’équipements en commun. L’acquisition systématique de matériel
états-unien, soit pour des raisons d’économies (à court terme), soit du fait de
la transatlantisation industrielle, nous enfermerait dans des choix
opérationnels et politiques propres à l’’American way of war ‘. »
« Finalement, à défaut de partenaires
européens qui partageraient de façon unanime l’impératif d’autonomie
stratégique, la prudence la plus élémentaire voudrait que la
coopération (non pas la fusion) et la réversibilité soient les principes
directeurs de toute initiative commune. »
Hajnalka Vincze, Politiques d'armement en Europe à travers l'exemple de l'affaire BAE Systems-EADS, Défense&Stratégie n°33, automne 2012, pp 21-52
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