Ces derniers jours, l’enchaînement d’accusations, de suspicions, de
démentis et de révélations à répétition fait que l’on a l’impression
d’être devant une affaire aussi complexe qu’impénétrable. Alors qu’au fond elle
est plutôt simple. S’y superposent, en réalité, deux
affaires. Celle du transfert
de données vers l’Amérique par des pays européens, dans le cadre de leurs
accords bilatéraux de coopération avec Washington en matière de renseignement.
Et celle de la surveillance/espionnage que mènent les Etats-Unis pour leur
propre compte, contre ces mêmes pays européens.
Afin d’y voir plus clair, il convient
d’abord de faire la distinction entre ce qui relève du comportement normal dans
les relations internationales et ce qui est, en revanche, problématique.
Premièrement, quant à l’espionnage des dirigeants politiques, des grandes
firmes etc., tout le monde le fait, tout le monde le fera. C’est consubstantiel
aux relations, forcément compétitives, d’Etat à Etat. Comme dit Hubert Védrine,
on vit aujourd'hui dans une grande « mêlée mondiale ». Quand
on est pris en flagrant délit, la partie espionnée proteste un peu, la partie qui espionne
regrette un peu, et on en reste là.
Le problème dans l’affaire NSA/Europe est
que cette évidence est prise dans le piège d’un mythe
transatlantique soigneusement
construit depuis des décennies, et défendu avec une ardeur revigorée ces temps-ci. Lequel mythe
pose comme postulat la cohésion et la fraternité prétendument naturelles à l’intérieur d’un
soi-disant « Occident », appelé à se souder toujours davantage sous
la direction bienveillante des Etats-Unis. La Realpolitik ne s’appliquerait en
théorie que face au reste du monde. Quand elle réapparaît au
grand jour au sein même des « Occidentaux », cela fait l’effet d’une
bombe.
Deuxièmement, la coopération
entre services de renseignement est normale, on dirait même vitale. N’empêche
que la manière dont on le fait est tout aussi cruciale. Autrement dit, on est
en droit de se poser des questions quand il s’agit, pour certains pays
européens dont la France, de s’y engager sur une base très inégale. Comme
en témoigne justement le traitement réservé à Paris depuis l’éclatement du
scandale Snowden/NSA. Le fait que le président Hollande ait dû demander
publiquement à « la partie américaine
» de lui fournir les informations « que
la presse sait déjà » est un aveu d’échec retentissant de sa part.
Dans ce genre de « coopération »,
que ce soit avec les Five Eyes (club
d’élite anglo-saxon réunissant UK, USA, Nouvelle-Zélande, Australie et Canada,
plus connu sous le nom Echelon) ou avec l’Amérique en bilatéral, on ne saura
jamais être plus qu’un partenaire de seconde zone. Incapable de garder le contrôle
des informations, incapable de faire respecter nos règles, incapable de
maîtriser quoi que ce soit, en fin de compte. De surcroît, du côté américain nous
sommes traités avec une indifférence, pour ne pas dire mépris, ostentatoire.
Il est pour le
moins hallucinant de voir le patron de la NSA enfreindre la règle la plus
élémentaire de la coopération en matière de renseignement, en révélant
lui-même l’implication des services européens dans le transfert de données
vers son agence. Contrairement à l’espionnage d’Etat à Etat qui est une
nécessité dans la « mêlée mondiale »,
ceci est un véritable coup bas. Le général Alexander aurait pu au
moins laisser la chance à ses « partenaires » de faire l’annonce. Mais non, Washington
en a eu assez des récriminations suite à l’avalanche des révélations « Snowden/NSA ».
Il a décidé de reprendre la main, à la fois pour riposter et pour brouiller les
cartes.
Derrière les nombreux
amalgames sur la provenance des données, tout comme sur leur objectif (lutte
contre le terrorisme, soutien aux opérations de l’OTAN, ou à celles de pays de
l’OTAN, ou à leur défense en général), il s’agit avant tout de nous empêcher de
faire un simple constat. Conclure un accord avec l’Amérique, c’est la meilleure
recette pour se faire avoir.
L’une
des récentes illustrations est l’accord SWIFT sur les données bancaires entre
les Etats-Unis et l’UE. Dont il s’est révélé qu’il n’était, pour la partie US,
qu’une diversion derrière laquelle elle continue de puiser toutes les données
qui l’intéressent. En se moquant éperdument du cadre légal qu’elle avait feint
d’accepter lors des négociations avec l’Union européenne.
C’est exactement la
même méthode qui est à l’œuvre dans le cas des accords entre les services européens et leur homologue US.
Une partie des informations est obtenue par Washington dans le cadre d'accords
négociés avec un interlocuteur, l'autre dans le dos de ce même interlocuteur,
en catimini. A noter cette réponse du porte-parole
du Quai d'Orsay à la question de savoir si « Les interceptions téléphoniques réalisées en France l'auraient
été par les services secrets français puis partagées avec la NSA ».
Sans démentir l’existence de la coopération, le porte-parole remarque que « Notre préoccupation porte sur la
nature et l'ampleur des écoutes américaines sur notre territoire ».
Autrement dit: oui,
il y a des données que nous leur avons transférées, mais ils en ont pris
beaucoup plus, et sur des cibles bien différentes de ce qui était prévu dans
notre accord. Comme « un haut responsable
du renseignement français », a confirmé
au Monde, il est « catégoriquement
» exclu « que la DGSE puisse
transférer 70,3 millions de données à la NSA ». Sans parler des
informations de type espionnage économique ou surveillance des hauts
fonctionnaires de l’Etat. Comme en Allemagne, dans la
fameuse affaire du portable.
Du point de vue
américain, c’est une combinaison géniale. La coexistence des deux processus
parallèles sème la confusion, et discrédite d’avance ceux qui participent au premier (accords de coopération négociés), mais protestent contre le second (espionnage/surveillance
US unilatéral). Par contre, du point de vue de la France, c'est donc le pire
des cas de figures. Elle collabore sur une base inégale d’emblée et est en même temps considérée comme un
adversaire à surveiller. Pour combler le tout, sa collaboration est révélée par
celui qu’elle approvisionne en données et qui la prend néanmoins pour une
vulgaire cible. Qu’il y ait des enseignements à tirer, c’est le moins que l’on
puisse dire.