Parapluie nucléaire US
La question des armes
nucléaires non-stratégiques des US est le sujet du dernier rapport du
Service de Recherche du Congrès (CRS). Un sujet qui nous intéresse surtout par
rapport aux bombes américaines
stationnées en Europe. Au nombre de 160-200 actuellement, elles seraient
réparties entre six bases en Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas et Turquie,
d’après le rapport.
Celui-ci est avant
tout instructif du fait de la mise en
parallèle du parapluie US aux alliés en Europe et en Asie. En effet, le
même concept de dissuasion élargie, que les Etats-Unis assureraient aux membres
de l’OTAN, se retrouve à l’autre bout du monde, et s’applique à l’Australie, la
Corée du Sud et au Japon.
La remise en cause du concept par
l’Amérique même se déroule, de part et d’autre, d’une façon très similaire. Il
s’agit d’abord de mettre en avant les performances de l’arsenal nucléaire
stratégique de l’Amérique, capable de remplir, à distance, les mêmes fonctions
que les bombes dites tactiques, stationnées sur ou près du théâtre
d’opérations.
Surtout,
l’introduction du nouveau concept d’«
architecture régionale de sécurité » est censée déplacer le centre de
gravité de la « dissuasion élargie » vers la défense anti-missile, la
projection des forces conventionnelles et les capacités d’anti-ADM (armes de
destruction massive). Ce qui n’est pas sans déplaire à une majorité d’Européens
réticents aux bombes, pour ainsi dire par instinct.
Ils trouvent
beaucoup plus pacifiste-humaniste de se procurer d’un bouclier US qui nous permette (s’il marche, et c’est un énorme si),
à nous les « Occidentaux » dirigés par l’Amérique, de frapper ici ou là en
toute impunité. Car le propre de tout bouclier est qu’il rend possible l’usage
de l’épée. Et tant pis pour les beaux esprits.
Revenant au
parallèle entre ce qui se passe en Europe et en Asie en la matière, le rapport
du CRS fait état d’une évolution qui est en passe de bifurquer en quelque
sorte. Alors que les divisions au sein de l’OTAN
bloquent la situation et favorisent le statu quo, en Asie les USA ont déjà annoncé le retrait de leurs capacités
nucléaires tactiques (océaniques) au profit de moyens « d’au-delà de l’horizon
».
Ceci n’est pas sans
liens avec les priorités des services
américains. L’Armée de l’Air tient à sa bombe B-61 (celle qui est aussi
déployée en Europe), laquelle sera donc modernisée en fusionnant ses quatre
variantes. Car l’avenir de la composante aéroportée de la dissuasion US (et
donc du rôle des avions de l’USAF dans ce domaine suprême) en dépend.
En revanche, la
Navy avait estimé que ses missiles de croisière dotés d’ogive nucléaire
(TLAM-N, censés renforcer la dissuasion US en Asie) sont « redondants ». Et
elle s’est donc empressée de les retirer d’autant plus librement, qu’il lui
reste les sous-marins lanceurs d’engin avec leurs SLBM (Submarine-Launched
Ballistic Missile) dont l’importance va croissant.
Sur l’imposture du
« partage nucléaire » dans l’OTAN et l’absurdité de la « dissuasion élargie » :
http://www.hajnalka-vincze.com/Publications/182
(Sur la base de: Amy
F. Woolf, Nonstrategic Nuclear Weapons, Congressional Research Service, 3
janvier 2014)
L’Europe de la défense
1. Quelques points à
souligner dans
le dernier numéro de la Lettre de la Représentation militaire française à l’UE.
Pour commencer, l’entretien avec la
directrice de l’AED (Agence européenne de défense) est un bon indicateur
des réflexions en cours à l’échelon européen.
Mme Arnould tient
d’abord à dissiper quelques malentendus qui font que l’Agence « n’est pas
utilisée à son plein potentiel ». Non, l’AED n’est pas un « machin »
communautaire, mais bel et bien un outil
intergouvernemental qui « ‘appartient’ aux Ministères de la défense » des
Etats membres. Non, elle ne fonctionne pas à l’unanimité, mais « son principe
fondamental est la géométrie variable,
avec la possibilité de mener des projets à partir de deux Etats membres, aux
conditions fixées par les Etats participants ». Il est à noter que ces deux
critères, jadis décriés, sont maintenant évoqués comme des appâts.
La directrice de
l’AED mentionne par deux fois l’importance de trouver des « mesures pratiques d’incitation à la coopération », « de nature
budgétaire ou fiscale ». Ce qui n’est pas sans rappeler une initiative de 2005
du Président Chirac (en vue de soustraire certaines dépenses de défense à la
discipline budgétaire du Pacte). Pour ce qui est de l’optimisation des efforts
en ces temps de contraintes budgétaires, elle veut « se concentrer sur les bonnes priorités ». Tout à fait
louable. Sauf qu’à Paris, Londres, Bucarest ou Rome, on n’entend pas du tout la
même chose par là.
Mme Arnould oppose
la rareté, à l’UE, du sujet de la défense à l’agenda des chefs d’Etat et de
gouvernement aux sommets réguliers dans le cadre de l’OTAN. Exact. Sauf que
c'est aux réunions de l'Alliance que l'on reçoit les consignes, et les réunions
de l'UE doivent opérer strictement dans ce cadre-là. La présence quasi-institutionnalisée
du Secrétaire général de l'OTAN aux
rencontres de l'UE nous le rappelle, au besoin.
Ensuite, la Lettre
passe à la présentation du CIVCOM
(le Comité chargé des aspects civils de la gestion des crises), le pendant
civil du Comité militaire de l’UE. Il s’agit d’une enceinte de 28 représentants nationaux, qui fonctionne comme
un groupe de travail du Conseil, et se réunit deux fois par semaine à
Bruxelles. Ajoutons juste que pour le CIVCOM comme pour le CMUE, l’organe de
décision qu’est le COPS (Comité politique et de sécurité) suit presque toujours
leurs recommandations.
Il est vrai aussi
que le CMUE a l’esprit de corps forgé par les journées passées ensemble, entre
généraux à double casquette, au quartier général de l’OTAN. Et le CIVCOM a le don
de trouver des compromis même dans les situations les plus inextricables. Il
s’est illustré notamment au sujet du Kosovo, lorsque les documents qu’il
préparait pour lancer une mission Etat de droit furent rédigés de façon à
occulter la question du statut du pays d’accueil (Etat indépendant ou, pour
cinq Etats membres de l’UE, pas).
(Sur la base de :
La lettre de la RMF UE, n°50, octobre-décembre 2013)
2. Décidément,
Mme Ashton a de la suite dans les idées. Celle qui avait déclaré que sous
l’égide de la politique de défense de l’UE « les militaires n'ont vocation à
intervenir qu'en soutien à l'assistance humanitaire », vient donc d’interdire les uniformes au siège du Conseil,
lors de la rencontre des ministres des Affaires étrangères. Un beau prélude au
sommet « défense » de jeudi-vendredi prochains.
Bannir les
uniformes des bâtiments de l’UE, c’est revenir sur l’une des rares avancées
réelles depuis le lancement de la PSDC (politique de sécurité et de défense
commune). Comme noté récemment, suite à
la percée de Saint-Malo, « la présence d’uniformes dans les couloirs de l’UE
est brusquement devenue monnaie courante ».* Un fait qui symbolisait à lui tout
seul la fin du monopole OTAN et le potentiel de l’Europe de la défense.
Or sous prétexte « d’approche globale »,
c’est aujourd'hui la légitimité même de la chose militaire au sein de l’UE qui
fait l'objet de débat. Puisque ladite « approche globale » va bien au-delà
d’une simple coordination étroite. Dans la pratique, elle signifie
l’éparpillement et la marginalisation de la composante militaire dans l’UE, au
plus grand bonheur des deux camps pacifiste et atlantiste.
Car ne nous y
trompons pas : la rêverie pacifiste sur « l’Europe puissance civile » et
l’orthodoxie otanienne conduisent exactement au même résultat. Une Europe
conforme à la vision anglo-saxonne qui n’y voit qu’un précieux auxiliaire civil
à l’Alliance atlantique. Et les uniformes européens? Bon débarras (pour Mme
Ashton et compagnie, en tout cas).
(Sur la base de :
Nicolas Gros-Verheyde, C. Ashton déshabille les militaires. Uniformes interdits
dans les couloirs, www.bruxelles2.eu, 16 décembre 2013)
3. Ordre
du jour révélateur du prochain Conseil européen. Il y a des signes qui ne
trompent pas. Le « sommet Défense » de l’UE fut annoncé il y a un an avec grand
fracas, comme celui qui devrait donner un souffle nouveau à la politique
européenne dans ce domaine, après (au moins) cinq années de marasme.
Mais entre-temps
une multitude d’autres sujets s’y sont
glissés à l’ordre du jour ; de l’Union économique et bancaire, la
croissance, la fiscalité et la compétitivité, jusqu’à y inclure éventuellement
même l’énergie, l’asile, l’immigration et l’emploi. A croire que la
défense en elle-même n’est pas un morceau suffisamment gros pour les chefs
d’Etat et de gouvernements des 28… En même temps, c’est vrai aussi que les décisions cruciales en la matière se
prennent dans un autre cadre.
Soit dans l’OTAN,
dont le Secrétaire général se fait d’ailleurs un plaisir de participer, de
façon routinière désormais, aux réunions des ministres de la défense de l’UE
(et de s’y adresser à la presse comme s’il était chez lui). Soit avec
l’Amérique directement, en bilatéral. Ou tout simplement
dans chacune des capitales européennes, dans une atmosphère obsédée par ces
deux dernières contraintes (OTAN/US) et n’utilisant le drapeau européen que
comme cache-misère.
(Sur la base de :
Conseil européen 19/12/2013 - 20/12/2013, Ordres du jour, http://www.european-council.europa.eu,
consulté le 2 décembre 2013)
Joint Strike Fighter
1. Le
F-35 JSF termine l’année 2013 en beauté. C’est un rapport détaillé de RAND
Corporation (un think-tank proche de l’Armée de l’Air US) qui nous explique,
mine de rien, que le programme est
erroné, de par sa nature même. Car, pour RAND, le principe à la base du
JSF, notamment celui de construire soi-disant un seul et même avion pour les
différentes armes, est à l’origine de tous les maux possibles et imaginables.
Les chercheurs de
RAND font d’abord la démonstration que, historiquement, les avions de type «
joint » n’ont jamais permis de faire des
économies. Contrairement à ce que l’on en dit. Ensuite, ils en viennent au
F-35 JSF, pour conclure que même dans l’hypothèse la plus optimiste,
l’avion-miracle sera forcément plus coûteux que ne l’auraient été des
programmes d’avions séparés pour l’USAF et la Navy. Tant pis pour le PR de
Lockheed Martin.
Mais il y a mieux
encore. Que le principe du même avion pour les différentes armes ne tienne pas
ses promesses en matière d’économies, c’est une chose. Mais, d’après le
rapport, de tels programmes nuisent aussi à la base industrielle de défense (en
réduisant la compétition, l’innovation et en laissant les coûts s’envoler hors
de tout contrôle, notamment).
Surtout, toujours
selon RAND, ils mettent en péril le combattant. Celui-ci se retrouve privé
d’options, ce qui peut tantôt accroître les risques de paralysie (en cas
d’immobilisation générale sur un théâtre d’opérations pour cause de défaillance
technique), tantôt diminuer la réactivité face à des situations imprévisibles.
(Sur la base de : Mark A. Lorell,
Michael Kennedy, Robert S. Leonard, Ken Munson, Shmuel Abramzon, David L. An,
Robert A. Guffey, Do Joint Fighter Programs Save Money?, RAND Project Air
Force, 2013)
2. L'article
d'AWT précise que le récent rapport de RAND Corporation est parvenu à ses
conclusions, désastreuses pour le F-35, sur la base de postulats qui lui
étaient pourtant favorables au départ. N'empêche, le résultat est là, Lockheed s'en offusque et tente de se
réfugier derrière le Pentagone qui
lui renvoie la balle.
Au fait, la
compagnie entend réfuter l’argumentaire de
RAND en sortant de son chapeau des chiffres d’origine inconnue, soi-disant « du
gouvernement ». Sur quoi, le Pentagone répond en disant qu’il n’a pas vraiment
de problèmes avec le rapport, et refuse de confirmer les chiffres avancés par
son contractant. Bonjour l’ambiance.
(Sur la base de:
Bill Sweetman, Contractors Dispute F-35 Cost Report, Aviation Week & Space
Technology, 30 décembre 2013)
3. « Unkillable »,
le JSF? C'est en tout cas l'hypothèse avancée par le récent papier dans The
National Interest. Et pourquoi serait-il impossible de le liquider? En partie
grâce aux soi-disant partenaires internationaux. Dont la présence contribue à
rendre le programme "unkillable", même s’il devrait normalement finir
ses jours dans ce que l’on appelle « la spirale de la mort » (la double
pression de la montée des coûts et des réductions de commandes).
D'après le papier,
il s'agit dès le départ d'un effort délibéré du Pentagone et de Lockheed pour
sécuriser le programme (en prenant soin aussi de ne pas laisser de réeelle
alternative à la Navy et l'USAF).
Avec la complicité
passive des prétendus partenaires européens (très passive, puisqu’ils sont
soigneusement tenus à l’écart des circuits de décision, souvent même des
informations), le F-35 serait donc devenu effectivement « impossible à tuer »
selon The National Interest. Alors même que, pour reprendre les mots de Winslow
Wheeler, ancien conseiller au Sénat US, « ses problèmes sont inscrits dans son
ADN ».
Pour finir,
rappelons encore une fois ce que c'est, ce programme que la participation de
pays européens contribue à maintenir artificiellement en vie (malgré ses
multitudes de troubles et ses performances pour le moins incertaines). Le JSF
est, au fond, une déclaration de guerre à l'aéronautique européenne. Comme
l’avait noté, dès 2002, une Résolution de l’Assemblée de l’UEO : « le choix du
JSF pour équiper les forces aériennes d’un certain nombre d’Etats membres aura
des conséquences négatives pour l’avenir de l’industrie aéronautique européenne
».
Les Etats membres
concernés y sont donc appelés à « reconsidérer leur participation au programme
JSF, en tenant compte des solutions européennes disponibles aujourd’hui et des
répercussions d’un éventuel choix en faveur du JSF pour l’avenir de l’industrie
aéronautique européenne, ce choix étant susceptible de nuire au renforcement
des capacités militaires européennes ».
L’américain Bill
Sweetman, auteur de plus d'une cinquantaine de livres sur l'aviation militaire
et rédacteur en chef de Defense Technology au groupe Aviation Week, va plus
loin encore. Pour lui, le plan global derrière le programme est de parvenir à
une situation de « monopole des avions de combat en Occident » à partir de
2020, ce qui « ne laissera pas beaucoup de marge de négociation aux futurs
acheteurs ».
(Sur la base de :
Robert Farley, Will the F-35 Dominate the Skies?, The National Interest, 27
décembre 2013)
4. Giovanni
de Briganti s'amuse à démonter, chiffres à l’appui, les élucubrations
triomphalistes des pro-JSF/F-35 après l’annonce d’une commande de 40 appareils
par la Corée du Sud. Dans sa ligne de mire, l’idée selon laquelle cette vente
signifierait la création de 10 000 emplois supplémentaires et des économies de
2 milliards de dollars pour le programme.
Faisant des
projections pour le nombre d’appareils JSF au total, M. de Briganti démontre
que de tels chiffres correspondraient à quelque 748 000 emplois chez Lockheed
et ses fournisseurs pour le seul programme F-35, alors même que le nombre
d’emplois est de 624 000 pour l’ensemble du secteur aérospatial américain.
Passons maintenant
aux économies prévues pour le Pentagone (du fait, dit-on, de la réduction
mécanique du prix unitaire). L’hypothèse selon laquelle une commande de 40
appareils diminuerait de 2 milliards de dollars les coûts pour le Département
de la Défense, compte donc avec une diminution de 50 millions de dollars pour
chaque avion que l'Amérique arrive à vendre.
L’auteur de l’édito
de defense-aerospace.com fait donc le calcul de ce que cela donne à l’inverse.
Les réductions de commande à la fois à l’étranger et aux USA (par rapport aux
annonces initiales) auraient abouti à une perte de la bagatelle de… 123
milliards. Ce qui fait plus de 60 fois les fameux 2 milliards d’aujourd’hui. Or
on n’a pas souvenir d’avoir entendu Lockheed et consorts le crier sur tous les
toits. Surtout pas 60 fois.
(Sur la base de : Giovanni de Briganti, More Creative F-35 Bookkeeping: Backers Play Fast and Loose with F-35 Costs, Defense-Aerospace.com, novembre 27 2013)
(Sur la base de : Giovanni de Briganti, More Creative F-35 Bookkeeping: Backers Play Fast and Loose with F-35 Costs, Defense-Aerospace.com, novembre 27 2013)
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