Alors que les développements (économiques et stratégiques) récents sont
utilisés comme un prétexte à l’atlantisation de la
défense européenne, une lecture réaliste des faits devrait conduire exactement au contraire. La ré-européanisation de la PSDC (politique de
sécurité et de défense de l’UE) devrait s’appuyer d’abord sur notre approche semblable
(toujours pas complètement américanisée, malgré plus de 60 ans d’efforts de
standardisation US-OTAN) à la manière dont on fait la guerre, le cas échéant.
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Choc et terreur mêlée d'admiration (devant la puissance US, bien entendu) |
Ce qui serait aussi une base solide pour en finir avec l’importation massive
d’armement US (avec tous les coûts supplémentaires, vulnérabilités, dépendances et
distorsions doctrinales qui vont avec). En matière d’équipement de défense, la
préférence européenne s’impose comme une évidence. Mais pour que tout cela ait
une chance de fonctionner, il faut d’abord tirer au clair la logique derrière. Dans
l’état actuel des choses, les fusions, votes à la majorité, directives et d’autres
gadgets de type supranational à l’échelon européen sont synonymes d’abandon pur
et simple. C’est donc la coopération, dans le respect des souverainetés et du principe de la réversibilité, qui doit être la règle. Aussi bien entre les Etats qu’entre
les industriels.
Redéfinition sur
base de manière de faire la guerre
Plutôt que de présenter la crise comme une opportunité, à la fois pour
une mise en commun de moyens militaires européens (au risque de
déresponsabiliser encore davantage les Etats) et pour une revigoration du lien
transatlantique (au risque de dépenser des sommes extravagantes tantôt pour
acheter des capacités qui ne sont pas taillées sur nos forces armées, tantôt
pour nous engager dans des opérations initiées par d’autres), on devrait y voir
une chance pour renouer avec notre propre vision, distinctement européenne, de
la chose militaire. Ne serait-ce que pour la simple raison qu’elle coûte beaucoup
moins chère.
Une fois notre « manière de faire la guerre » réaffirmée, nous
pourrions ensuite en déduire nos besoins réels, y compris les arrangements de
partage capacitaire (P&S). Et non l’inverse. En effet, prendre les concepts
américains comme point de référence principal, sinon unique, est préjudiciable
à plusieurs titres.
Pour commencer, partir d'hypothèses qui reflètent les
sensibilités US (comme la surtechnologisation ou l’impératif
politico-philosophique du « zéro mort », dont découlent des spécifications
excessives de protection des forces, au prix d'une moindre
efficacité réelle et de la multiplication des « dommages collatéraux ») risque de gonfler artificiellement le prétendu « gap »
(écart entre les capacités US et européennes). Lequel est souvent utilisé comme
un alibi pour nous pousser à acheter américain.
Surtout, une telle vision américano-centrée tend à occulter le fait qu’il
existe bel et bien une approche spécifiquement européenne à la guerre. Hélas,
sous l’influence du « shock and awe »,
elle est en perte de vitesse. Pour s'en rendre compte, il suffit d’écouter l’ex-président du comité
militaire de l’UE, le
général Henri Bentégeat, faire la critique de ce qu'il identifie comme le mode d’action prédominant ces
jours-ci.
D'après l'ancien chef d'état-major des armées, « cette nouvelle forme d'action, qui privilégie les frappes à distance et sans intervention de troupes au sol », présente certes des avantages militaires (éviter l’enlisement comme en Afghanistan, limiter les pertes amies). Mais elle n’en comporte pas moins des inconvénients politiques (« caractère indispensable du soutien des Etats-Unis pour ce type d’opération », éventuel « reproche de ‘néocolonialisme’ », « manque de contrôle sur les belligérants et donc sur le résultat final »). A nous de choisir.
D'après l'ancien chef d'état-major des armées, « cette nouvelle forme d'action, qui privilégie les frappes à distance et sans intervention de troupes au sol », présente certes des avantages militaires (éviter l’enlisement comme en Afghanistan, limiter les pertes amies). Mais elle n’en comporte pas moins des inconvénients politiques (« caractère indispensable du soutien des Etats-Unis pour ce type d’opération », éventuel « reproche de ‘néocolonialisme’ », « manque de contrôle sur les belligérants et donc sur le résultat final »). A nous de choisir.
Redéfinition sur
base du principe « Achetons européen »
La mise en avant du caractère distinctement européen de notre
« manière de faire la guerre » devrait être le premier pas,
indispensable, pour une réelle harmonisation des besoins opérationnels et des
spécifications techniques qui en sont tous le reflet. Une fois une telle
réflexion engagée, l’impératif du « Achetez européen » deviendrait
encore plus clair. Sans parler des autres arguments, à la fois politiques et
pécuniaires, qui le soutiennent.
Pour commencer, s’équiper de matériel de conception étrangère pourrait
bien finir par déformer, subrepticement, notre comportement militaire (outre
les paramètres techniques taillés sur les besoins d’un autre, il suffit de
penser aux manuels et aux formations du personnel aux US). Le « ‘phagocytage’
conceptuel et théorique », pour reprendre l’expression employée par Hubert
Védrine en parlant des périls liés à la réintégration de la France dans l’OTAN,
est un risque réel. Un risque qui, en matière d’armement, est par ailleurs omniprésent
dans l’initiative « Défense
intelligente » de l’Alliance.
A ce propos, l’ambassadeur de la France auprès de l’OTAN se dit conscient
des « intentions des industriels
américains » en quête de « débouchés
supplémentaires parmi les Alliés européens ». Mais il croit nous rassurer
en précisant que la plupart des projets de la « Défense intelligente » portent
moins sur l’achat de matériel que sur les doctrines et les standards. Comme si
ce n’était pas justement le point crucial. En réponse au constat selon lequel « la politique de standardisation de l'OTAN
est définie par les Etats-Unis et elle profite à l'industrie de défense
américaine », même le commandant de l’ACT a dû admettre
que « c’est peut-être vrai en partie
aujourd’hui ».
Mais l’achat sur étagère (ou en « coopération » avec un
partenaire aussi encombrant que les Etats-Unis) comporte aussi d’autres risques,
encore plus tangibles. Car il ne permet pas d’assurer la sécurité de l’approvisionnement
à long terme (c’est-à-dire la maîtrise des capacités industrielles et
technologiques qui nous mettrait à l’abri d’interruptions diverses; soit du
fait que les besoins d’un autre priment sur les nôtres, soit pour cause de
divergences politiques). Il ne permet pas non plus de nous appuyer sur un
savoir-faire à portée de main, au cas où des adaptations ultérieures ou une
accélération du calendrier s’avèrent nécessaires, pour des raisons
opérationnelles.
Et c’est sans parler des inconvénients pécuniaires. Un plaidoyer
de l’allemand Diehl Defence pour une industrie d’armement indépendante
mentionne, entre autres, l’argument du retour sur investissement pour le
contribuable allemand. En effet, au Royaume-Uni ce même argument fut
magistralement démontré par une étude
du RUSI, chiffres à l’appui. Un contrat du Ministère de la défense exécuté
par l’industrie britannique ferait ainsi retourner 36% de la valeur du contrat
au gouvernement, sous forme d’impôts, de taxes et de paiements d’assurances. De
quoi relativiser les prix « très avantageux » que nous fait miroiter
l’Amérique.
De surcroît, ces mêmes prix US entraînent, par la suite, d’énormes coûts
supplémentaires. Les modernisations, inévitables durant les 30-40 ans qu’est la
durée de vie de ce genre d’équipements, sont imposées conformément au
calendrier et aux spécifications du Département de la défense. Ces fameux « block upgrades » suivent la logique
darwinienne du « keep up or drop out ».
Autrement dit, soit on paie au rythme et au prix fixé par les Américains, soit
nos appareils made in US seront mis à la retraite prématurée du jour au
lendemain (car les versions démodées se retrouveraient sans « soutien technique
essentiel »).
A plus long terme, l’achat à un Tiers et l’érosion de la BITD européenne qui
en est le corollaire, impliquent d’encore plus importantes pertes économico-financières.
Sans alternative européenne crédible, on se prive de toute position de
négociation à l’avenir. Ce constat amer fut d’ailleurs à l’origine
du lancement du programme Ariane. Lequel s’est avéré être, accessoirement,
un franc succès commercial. De manière plus générale, une industrie d’armement
indépendante contribue à la santé économique de nos Etats. Notamment en sa
qualité de rempart contre le désengagement complet de la puissance publique, et
grâce aux potentialités multiples engendrées par la recherche, véritable
clef-de-voûte de la croissance.
(Sur la base du papier: Hajnalka Vincze, Pente glissante: vers la réatlantisation de la défense européenne, The Federalist n°2-3, 2013)
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