Industries d’armement
1. « L’Europe
de la défense est dans un état épouvantable », observe le président d’Airbus
Group, Tom Enders, devant le Conseil
Atlantique. Merci à qui ? A M. Enders et compagnie (tant parmi les
financiers-industriels que parmi les politiques). Ce sont eux qui nous avaient
engagés dans la voie de l’érosion/transatlantisation en refusant obstinément d’instaurer la
préférence européenne, et en faisant valoir, en Europe même, la consigne « Buy
American ». Ou en « normalisant » les groupes d’armement (le
terme désigne, dans le novlangue européen, l’éviction de l’Etat de l’entreprise
et, avec lui, la négation, par principe, de toute considération
politico-stratégique). Ou en cherchant à se déresponsabiliser toujours
davantage sous couvert de « spécialisations » et de fusions en tout genre. Ou encore en jugeant que l’adjectif « européen » est un gros mot dont il
convient de débarrasser EADS au plus vite, afin de ne pas compromettre ses mirobolantes chances
en Amérique.
Et M. Enders ne
compte pas s’arrêter en si bon chemin. Il affirme, haut et fort, que ce n’est
plus l’Etat qui devrait définir ses besoins en armements, mais c’est aux
industriels de dire ce qu’ils jugent opportun de fabriquer. Ensuite, l’Etat n’a
plus qu’à acquiescer. On croirait rêver.
D’après Enders, l’Europe
« ne permet pas à l’industrie de
jouer pleinement son rôle ». « Les
grandes entreprises devraient pouvoir influencer et piloter la définition des besoins
militaires. Les gouvernements ne disent pas clairement à l'industrie de
quoi ils ont besoin; c’est donc l'industrie
qui devrait mener le jeu et faire savoir aux militaires ce dont ils auront besoin pour relever
les défis d'aujourd'hui et de demain ». Un raisonnement qui laisse sans
voix. Mais qui est exprimé avec tout le sérieux du monde et, ce qui est bien
pire, écouté avec de plus en plus d’attention par les politiques.
(Thomas Enders Delivers Remarks on the State of European Defense, Atlantic Council, 30 avril 2014)
(Thomas Enders Delivers Remarks on the State of European Defense, Atlantic Council, 30 avril 2014)
Voir aussi :
Le tropisme
transatlantique du président d’EADS : http://www.hajnalka-vincze.com/Publications/195
2. Les sanctions US en matière d'armement pénalisent surtout les concurrents... Au risque de les
réveiller finalement. Si les récentes sanctions américaines ont peu de chance
d’avoir de l’effet en Russie même, elles ont le mérite de mettre en évidence un
vrai problème. Notamment l’extrême distorsion
du marché des lanceurs/satellites au niveau mondial, en raison du
dispositif de contrôle des exportations américaines.
Comme le billet d’Ares l’explique, la suspension des autorisations d’exportation « pourrait avoir un impact immédiat sur les
fabricants d’équipements spatiaux américains et européens, ainsi que sur les
opérateurs de flottes de satellites qui lancent des engins sur les fusées
russes ».
En effet, pour pouvoir
lancer sur des fusées étrangères des satellites commerciaux contenant ne
serait-ce qu’un seul composant d’origine US, il faut obtenir une autorisation ITAR (International Traffic in
Arms) de la part du Département d’Etat américain. Or toute autorisation de la
sorte est maintenant exclue pour les fusées russes, en vertu des sanctions.
Pour rappel : en Guyane, au centre spatial franco-européen de Kourou, les
lanceurs Soyouz complètent la famille Ariane 5 depuis 2011.
Le risque d’une
interférence US dans le fonctionnement normal du marché des lanceurs, par le
biais du dispositif ITAR, n’est pas nouveau. Et il n’a rien à voir avec
l’Ukraine ni avec les sanctions contre Moscou. Au départ, la première motivation est commerciale et la première cible, c’est l’Europe.
Comme un rapport du
Service de Recherches du Congrès l’avait fait remarquer dès 2006 : « La plupart des satellites sont fabriqués
aux Etats-Unis ou contiennent des composants américains ; ils ont donc besoin
d’autorisations américaines, ce qui donne aux Etats-Unis un levier considérable
pour décider comment les autres pays peuvent participer au marché des lanceurs
».
La démonstration
étant faite, on a hâte de voir si l’Europe est prête à en tirer les leçons qui
s'imposent...
(Amy Svitak, U.S. Cracks Down on Defense
Exports to Russia, Ares blog de Aviation Week & Technology, 28 avril 2014)
3. Observations sur la politique d’exportation
des armes US. « The CAT is
out of the bag », pourrait-on dire, sachant que CAT (ou Conventional Arms
Transfer) désigne l’exportation des armes US et que l’expression avec le chat
s’emploie lorsqu’un secret se dévoile. Sauf que les motifs américains en
matière de « coopération de sécurité » (i.e. exportations d’armement)
n’ont rien d'un véritable secret. En effet, le responsable du Département d’Etat nous
expose une politique qui ne surprend que par son hypocrisie presque infantile. A part cela, elle
n’est que pure Realpolitik.
Tout comme cette
politique (réaffirmée en janvier dernier, lorsque le président Obama avait
signé la nouvelle directive CAT), le discours de M. Kausner cherche à trouver
un équilibre qu’il définit lui-même comme précaire. « D’une part, le soutien à des transferts [sic] qui répondent aux
besoins sécuritaires légitimes de nos alliés et partenaires afin de promouvoir
nos intérêts de sécurité nationale et de politique étrangère. De l’autre,
l’encouragement d’une attitude de retenue en matière de transferts de systèmes
d’armes qui pourraient être déstabilisants ou dangereux pour la paix et la
sécurité internationales ».
Heureusement que
l’Amérique est, depuis Roosevelt, « l’arsenal
des démocraties », et qu’en exportant ses armes elle « exporte aussi ses valeurs ».
On se sent tout de suite soulagé, en pensant à Abou Ghraib, Bagram ou
Guantanamo. Ceci étant dit, et les prétendues considérations humanitaires mises
à part, « l’objectif est
clair : lorsque les Etats-Unis fournit des équipements de défense et une
formation militaire à leurs alliés et partenaires, ils le font pour une et
seule raison principale : pour promouvoir les intérêts de sécurité
nationale US ».
Or, à cet égard,
quelques observations du responsable américain sont à bien garder en tête.
Surtout quand on se sent tenté d’acheter américain au lieu d’acheter
européen/français. Premièrement, la vente d’armes est, d’abord et avant tout,
un formidable levier d’influence. Comme le dit Kausner, « Lorsque nous transférons ou vendons un système de défense à un
pays partenaire, la livraison de ce système est le début – et non pas la fin -
d'une relation durable. Une relation qui comprend l'entretien, la surveillance
de l'utilisation finale et, surtout, la formation. Cette formation se passe à
tous les niveaux - du niveau tactique au stratégique. Il s'agit de créer des
liens personnels qui transcendent souvent les climats politiques
fluctuants »…
Deuxièmement, les
exportations d’armement pourraient compenser quelque peu les baisses de budget,
et permettre de « préserver notre avance technologique en temps
d’austérité ». D’après le responsable du Département d’Etat, « En contribuant à faire des économies
d’échelle, les ventes à l’étranger peuvent nous aider à maintenir les
investissements US dans le secteur de la défense ». Notamment au
niveau de la recherche et développement. Or, « si nous n’approuvons pas des transferts uniquement pour
promouvoir la santé de la base industrielle américaine, nous serions fous de ne
pas prendre en considération son impact dans ce domaine ».
Finalement, « Nous devons également voir si un pays
peut acquérir les armes à partir d’une autre source. L’industrie d’armement est
un marché compétitif. Toutefois, juste parce qu’un autre exportateur est prêt à
vendre à un client potentiel, cela ne veut pas dire que nous devrions le faire.
Mais il ne faudrait pas sous-estimer l’influence que donne une vente d’armes,
et nous devons être prudents à ne pas laisser un autre bénéficier d’une telle
influence ».
Justement. Revenons
à notre vieux continent. Pourquoi offrir un cadeau industriel, un avantage
compétitif et une influence politique à un quelconque Tiers, au lieu d’acheter
européen ? Mystère.
(Gregory M. Kausner, Deputy Assistant
Secretary, Bureau of Political-Military Affairs US State Department,
Conventional Arms Transfer Policy: Advancing American National Security Through
Security Cooperation, remarks to International Institute for Strategic Studies,
23 avril 2014)
Défense européenne
Le point (et quelques nouveaux détails)
sur la mission de formation de l’UE au Mali, par le Parlement britannique. Lancé en février 2013 EUTM Mali est une mission militaire de l’Union européenne, destiné
à entraîner/former les forces armées maliennes. Pour mieux le cerner, les
échanges entre les députés britanniques et leur ministre sont éclairants à plus
d'un titre.
Les parlementaires
de sa Majesté s’offusquent d’abord et avant tout de l’explosion des coûts de l’opération. Au lieu des 12,3 millions
d’euros prévus pour les premiers 15 mois, le budget réel s’élève à 31 millions.
En grande partie du fait du déplacement tardif du camp d’entraînement à
Koulikoro, à 50 kilomètres de la capitale Bamako. Pour ce qui est de la prolongation
de deux ans du mandat de la mission (jusqu’au printemps 2016), le budget prévu
est de 27,7 millions, et ne devrait pas subir d’importantes modifications.
Sauf que les
autorités maliennes pourraient exiger, de nouveau, des relocalisations. Il est
notamment question aujourd’hui d’une possible cession de deux bâtiments occupés
par la mission. Ce qui impliquerait mécaniquement une augmentation des coûts de
l'opération. D’où la conclusion selon laquelle « les autorités au Mali ne semblent pas avoir vraiment facilité les
choses » pour l’Europe.
Outre le défi
budgétaire engendré par la relocalisation, le ministre des Affaires européennes
déplore les insuffisances de la
génération des forces. En particulier en ce qui concerne les capacités
EVASAN (ou MEDEVAC : évacuation sanitaire) de la mission. Venant de lui,
l’observation vaut de l’or. Pour rappel: les Britanniques sont par principe,
pour ne pas dire dogme, les champions des «
externalisations ». Autrement dit, la privatisation des tâches normalement
assignées à l’armée, dans l’espoir, pour ne pas dire illusion, que cela
produira un meilleur rapport coût/efficacité (le fameux « best value for money »).
Il est d’autant
plus savoureux d’entendre un ministre britannique fort mécontent d’avoir dû
recourir aux services d'une entreprise privée pour assurer les fonctions EVASAN
de la mission de l’UE. Pour la simple et bonne raison que « ça a coûté cher ». En effet. La conclusion des députés va jusqu’à
même remarquer qu’une « organisation
commerciale a pu prendre la mission en otage dans le domaine crucial de
l’EVASAN, semble-t-il. ».
Par ailleurs, les
Britanniques notent qu’il n’y a pas
assez d’équipement pour les soldats entraînés, et pas assez de soldats à
entraîner non plus. Sans parler des doutes sur la qualité et la fiabilité
de ceux qui sortent finalement de la formation/entraînement. Ce qui, toujours
selon le ministre, « pourrait mettre en
péril la capacité des Maliens à prendre leurs responsabilités en main à la fin
du prochain mandat ». La mission
risquerait donc soit de s'enliser, soit de se terminer sans avoir atteint son
but, dans ce cas.
(House of Commons, 45th Report of Session
2013-14 - European Scrutiny Committee, 2 avril 2014)
Crise ukrainienne/OTAN
L’article de Bruxelles2 traite en détail
le détachement des 4 Rafale en Pologne dans le cadre des opérations de surveillance aérienne de
l’OTAN. « Plus qu’un symbole », affirme le titre, et c’est vrai, d’une certaine
manière. En effet, pour ce qui est de l’OTAN, l’enjeu est de justifier son
existence, de toute urgence. Quant à la France, ses « mesures de réassurance » s’inscrivent en partie dans une
stratégie otano-européenne, en partie dans le cadre du donnant-donnant.
En ce qui concerne
la stratégie, il s’agit de convaincre que la défense collective ne se réduit pas au parapluie américain. A
Malbork, le ministre Le Drian précise que l’engagement français vise, entre
autres, à « réassurer pour montrer à la
Pologne que nous sommes des alliés ». A un séminaire OTAN, il y a quelques
semaines, le même ministre faisait remarquer que « l’article 5 n’est pas seulement un engagement des alliés américains
envers leurs alliés européens, mais bien un engagement des 28 Alliés envers les
28 Alliés ». Il s’applique donc tout aussi bien entre Européens.
Dommage que ce soit
sous bannière OTAN uniquement. Car,
comme le rappelle l’article : les Rafale «
seront placés sous commandement OTAN ». Et si leur seule mission est
supposée être la surveillance de l’espace aérien des pays baltes, « ils
pourront aussi assurer toute autre mission que pourraient lui conférer l’OTAN
». On mesure bien la portée de la décision, à Lisbonne, de préciser, dans le
traité même de l’UE, que l’Alliance atlantique « reste, pour les États qui en
sont membres, le fondement de leur défense collective et l'instance de sa mise
en œuvre ». En voici un exemple, grandeur nature.
Pour ce qui est de
la dimension donnant-donnant, le
ministre Le Drian ne s’en cache pas non plus outre mesure : « Vous avez été là
face aux menaces du flanc sud qui menacent l’Europe, au Mali et en République
centrafricaine. Nous avons été réactifs quand le flanc Est est dans
l’inquiétude ».
Autre aspect, et
non des moindres, dans le même esprit : l’article fait remarquer que « la présence des Rafale sur le territoire
polonais est aussi un moyen de promouvoir concrètement cet appareil ». Sans
parler des autres opportunités
industrielles. Notamment dans le cadre du plan de modernisation des forces armées
polonaises, qui prévoit de
dépenser quelque 25 milliards d’euros pour les neuf prochaines années.
(Nicolas
Gros-Verheyde, 4 Rafale français présents à Malbork. Plus qu’un symbole …,
www.bruxelles2.eu, 30 avril 2014)
Avant-garde européenne
Deux
tiers des Français souhaitent que l'UE se recentre sur certains pays. Et
ils ont mille fois raison. Reste à savoir quels pays, avec quel objectif et
dans quelles conditions. Pour rappel : « la différenciation » à l’intérieur de
l’UE a été pendant longtemps l’une des premières priorités de la France. Au
point de vouloir en faire, avec le résultat que l’on connaît, hélas, un
préalable à l’élargissement.
Depuis lors, c’est devenu communément admis que rien ne peut être construit à 28. Encore faut-il se retrouver entre les solutions proposées (géométrie variable, Europe à plusieurs vitesses, « grappes », Europe à la carte). Au fait, c’est plutôt simple, en matière de défense européenne. Un « recentrage » (ou avant-garde) n’a de sens, que s’il revendique à la fois le volet « européen » et la dimension « défense ».
En se fixant d’abord comme objectif la préservation d’une réelle autonomie stratégique. Ce qui passe forcément par la mise en place d’une politique de préférence (i.e. protectionnisme intelligent) dans les secteurs d’importance cruciale, tel l’armement. En se souscrivant, ensuite, à des engagements de défense mutuelle entre participants. C’est le fondement même des liens de loyauté et de confiance (comme en témoigne aujourd’hui l’acharnement de l’US/OTAN à convaincre de la robustesse de son article 5).
Sans ces deux critères (préférence industrielle et défense mutuelle) posés comme préalables, toute initiative de recentrage ne serait que du bricolage.
(Deux tiers des Français souhaitent que l'UE se recentre sur certains pays, AFP, 4 mai 2014)
Voir aussi :
Voir aussi :
Une synthèse sur le
concept de noyau dur/avant-garde :
http://www.hajnalka-vincze.com/Publications/122
http://www.hajnalka-vincze.com/Publications/122
Application du
concept dans l’état actuel de l’Europe de la défense :
http://blog.hajnalka-vincze.com/2013/12/leurope-et-la-defense-comment-faire-en.html
http://blog.hajnalka-vincze.com/2013/12/leurope-et-la-defense-comment-faire-en.html
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