Conséquence
immédiate de la crise en Ukraine : la « défense collective » a
le vent en poupe. L’un des mythes les plus soigneusement entretenus des
relations transatlantiques et, par là même, l’un des tabous les plus
persistants de la défense européenne, le concept d’assistance militaire
mutuelle a été propulsé sur le devant de la scène. Il serait donc temps de le
regarder d’un peu plus près.
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(Crédit photo: apache.be) |
D’abord le mythe. Celui qui entoure
le fameux Article
5 du Traité de Washington de l’Alliance atlantique, lequel article serait
la transcription juridique de ce que l’on appelle communément le parapluie des
Etats-Unis. Sauf que c’est un parapluie à trous, dès l'origine. Lors des
négociations dudit traité, le contenu du dénommé pledge
(promesse) faisait l’objet d’âpres controverses. Les Européens auraient
souhaité un engagement automatique de la part de l’Amérique (comme celui du traité
de Bruxelles entre la France, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, Le Luxembourg
et la Belgique). Mais l’Amérique, elle, n’avait nullement l’intention de s’engager
de la même manière. D’où la formule alambiquée de l’Article 5, selon laquelle,
en cas d’agression, les parties « conviennent
que chacune d’elles assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en
prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle
action qu’elle jugera nécessaire ».
Ironie de l’histoire,
la première fois que l’Article
5 a été invoqué, c’était pour marquer la solidarité des Européens à l’égard
des Etats-Unis en septembre 2001, suite aux attentats terroristes. Mais, du même
coup, les restrictions implantées dans l’Article 5 sont apparues au grand jour.
Comme l’explique la fiche de l’OTAN: en vertu du Traité « chaque Allié
examinera l'assistance qu'il devrait apporter ». « Les Alliés peuvent
apporter toute forme d'aide qu'ils jugent appropriée face à la situation. Cette
aide, qui n'est pas nécessairement militaire, dépend des ressources matérielles
de chaque pays. Chaque membre détermine les modalités de sa contribution ».
Et si ce n’était pas suffisamment clair, le texte répète que « Il s'agit d'une obligation
individuelle pour chaque Allié et il appartient à chacun d'eux de déterminer ce
qu'il juge nécessaire dans ces circonstances particulières ». La
voilà, la version OTAN de la fameuse défense mutuelle.
La question se pose
tout de suite : pourquoi les uns et les autres tiennent alors à perpétuer
le mythe ? Pour l’Amérique, cela va de soi, son parapluie fictif lui
assure une influence et un droit de regard formidables. D'où la mise en avant des gestes de « réassurance » de sa part. Les motifs des
Européens sont un tantinet plus compliqués. Les euro-atlantistes surjouent la
défense collective de l’OTAN parce qu’ils espèrent ainsi justifier la primauté
de l’Alliance, et se mettre donc dans les bonnes grâces de l’Oncle Sam. Les
« euro-gaullistes » y trouvaient leur compte pour un moment,
lorsqu’il fallait d’un côté faire place à la PSDC (politique de sécurité et de
défense de l’UE, lancée sous condition de se limiter à la gestion des crises),
de l’autre essayer d'éviter que l’OTAN soit entraînée dans les aventures
guerrières des Etats-Unis.
Surtout, pour
l’écrasante majorité, c’est une manière commode de se dédouaner de leurs
responsabilités. Faire croire (et feindre de croire) à un hypothétique
parapluie américain, c’est le meilleur moyen pour justifier le sous-investissement
en matière de défense. Ainsi que pour se débarrasser du fardeau psychologique
(pour les pacifistes) et politique (pour les atlantistes) de ce qui serait une
défense véritablement militaire et véritablement indépendante. Ce n’est pas
évident de penser sa propre défense, d’en assumer la responsabilité, et de réfléchir
en termes d’autonomie et de puissance. Surtout quand on en a perdu l’habitude
depuis un bon bout de temps…
Sauf qu’il
faudrait, pour légitimer l’abdication, que le soi-disant parapluie US/OTAN fonctionne
de manière crédible. Ce qui se vérifie surtout dans des situations de crise.*
Or, jusqu’ici, la prestation de l’Alliance non seulement n’a pas convaincu les
sceptiques, mais aussi et surtout elle a profondément frustré l’aile la plus
atlantiste. Pour Ian
Brzezinski, de l’Atlantic Council, « la
réponse de l'OTAN à l'invasion de l'Ukraine a été décevante », et elle
a aggravé les inquiétudes concernant d’une part « la capacité de l’OTAN à agir de manière décisive », de
l’autre « l’engagement des
Etats-Unis ».
D’après le New York
Times « L’Europe de l’Est s’inquiète
de la capacité de l’OTAN à freiner la Russie ». Des doutes se font entendre,
notamment de la part de responsables atlantistes, quant à la capacité et la
volonté de l’Alliance à faire autre chose que des gestes largement symboliques.
Ces fidèles des fidèles se lamentent, réclament des bases permanentes, et annoncent
que « si l’OTAN ne réagit pas avec
force, alors l’OTAN est morte ». Reste à voir si, une fois la crise
passée, cette expérience grandeur nature sera suffisante pour ouvrir la voie vers l’exploration
d’autres options en matière de défense collective. Ou, au contraire, elle sera occultée et réinterprétée pour
justifier un engagement encore plus ferme en faveur de l’US/OTAN et ses
garanties fictives.
*Pour ce qui est de son volet
dissuasion nucléaire élargie, il a été discrédité dès la perte du monopole
nucléaire US. Comme le Général De Gaulle l’avait noté en 1963 : « Du fait que les Russes ont, eux aussi,
maintenant, de quoi détruire l'univers et notamment le nouveau continent, il
est tout naturel que l'Amérique voit dans sa propre survie, l'objectif
principal d'un conflit éventuel et n'envisage le moment, le degré, les
modalités de son intervention nucléaire pour la défense d'autres régions, en
particulier de l'Europe, qu'en fonction de cette nécessité naturelle et
primordiale ». Il s’agit là de la difficulté inhérente à toute idée de
dissuasion élargie. Dans son livre La
paix des illusions (la grande stratégie américaine depuis 1940 jusqu’à nos
jours), Christopher Layne résume bien l’absurdité de la dissuasion assurée
par un tiers dans l’ère atomique : en réalité, pour une puissance nucléaire « il vaut mieux de voir ses alliés conquis
que son propre territoire anéanti ».
A moins de prétendre le contraire (et surtout d’en persuader à la fois
les alliés et les adversaires potentiels), il ne peut tout simplement pas y
avoir de dissuasion élargie.
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