Le discours américain au sujet des adversaires
(réels ou potentiels) a toujours tendance à osciller entre deux extrêmes.
Tantôt c'est l'exagération exponentielle de la menace, tantôt c'est le
dénigrement complet et le mépris total. Ce qui fait la particularité de
l'attitude US, c'est que pour souligner tel ou tel point, ils sont prêts à
combiner les deux - un exercice pour le moins délicat. Pour preuve :
interviewé sur CNN et parlant de la crise russo-ukrainienne, le président Obama
vient de le rater avec fracas.
Que l’on se souvienne d’abord de la ligne
officielle selon laquelle la Russie de Poutine s’était engagée depuis plusieurs
années déjà dans une politique expansionniste aux dépens de ses voisins et
pourrait nourrir, qui sait, des visées encore plus lointaines. L’Ukraine est
donc, après la Géorgie en 2008, l’innocente victime de cette stratégie
« impérialiste » du régime moscovite. Et l'Amérique, observateur
bienveillant, soucieuse de paix et de sécurité - ce n'est tout de même pas de sa
faute si les peuples assoiffés de démocratie l'appellent à la rescousse et
qu'elle y répond par l'affirmative.
Soit. Mais alors que faire de cette remarque du
président américain qui nous décrit un Poutine dont la « mauvaise
décision » d’annexer la Crimée serait dû non pas à une quelconque « grande
stratégie », mais au seul fait qu’il ait été « pris de court » par les
événements. Difficile de voir le supposé jeu d’échecs russe là-dedans. Et que
dire des propos d’Obama évoquant l’accord « que nous avons
mis au point pour assurer la transition du pouvoir » en Ukraine ?
Difficile de nier ensuite qu’il y ait bel et bien eu ingérence.
L’explication de ce petit
« décalage » par rapport au discours habituel est pourtant simple.
C’est qu’il y a deux discours en fait. L’un qui nous décrit la menace russe
imminente, aux relents de la guerre froide, suffisamment terrifiante pour
servir de base au renflouement des budgets de défense et aux appels à rentrer
dans les rangs (en bloquant par exemple la vente des Mistral). L’autre nous
décrit une Russie empêtrée dans son archaïsme, forcément à des années-lumière
derrière l’insurpassable Amérique. Dirigée, de surcroît, par un Poutine qui « a
l’air du garçon qui s’ennuie au fond de la classe », à comparer avec
un Obama aussi brillant que charismatique.
C’est cette dernière version qu’a voulu nous
servir le président US l’autre jour sur CNN. En insistant sur le fait que la
bonne ou mauvaise fortune du peuple russe dépend de la bonne volonté
américaine. Une bonne volonté que le président Poutine aurait rejetée au profit
d’une série de « mauvaises décisions » en Ukraine. De simples
improvisations, selon M. Obama, qui ne furent que la réponse russe (forcément
« mauvaise ») au pacte (forcément sage) que le président américain se
targue d’avoir échafaudé en Ukraine.
Petit problème : en présentant les faits
de façon à dénigrer les capacités de son adversaire (incapable de faire autre
chose que des improvisations) et à exagérer les siennes (Washington
omniprésent, auteur du deal qui a amené le président russe, surpris, à
réagir), M. Obama contredit sur deux points clés sa propre
« narration » officielle. Car vu sous cet angle, il n’y aurait pas de
politique expansionniste russe conçue comme telle. Il n’y aurait qu’une Amérique
jouant au pompier pyromane dans le voisinage de la Russie, en
l’occurrence en Ukraine.
Pour terminer, rappelons que ce double
discours, forcément truffé de contradictions, est consubstantiel aux Etats-Unis
et à sa stratégie de communication. D’un côté la volonté de dramatiser la
menace à des fins de mobilisation générale, de l’autre l’impératif de perpétuer
l’image d’une Amérique toute-puissante, omnisciente, exceptionnelle, que rien
ne peut atteindre puisqu’elle est, par définition, la « nation
indispensable ».
Washington eut d'ailleurs recours aux mêmes
« récits » contradictoires face au défi (d'une tout autre nature) posé, à l’époque,
par le Général. La politique d’indépendance du président De Gaulle a
été tantôt décriée comme « un coup de poignard dans le dos de
l’Alliance », tantôt ridiculisée comme relevant de ses « idées
personnelles, largement fondées sur sa croyance messianique en la gloire de la
France », auxquelles on devait « accorder peu d’importance ».
De la même manière,
les initiatives pour renforcer l’autonomie de la politique de défense de l’UE ont
été tantôt rangées sous la rubrique du « tigre en papier » et
du « sommet des chocolatiers », tantôt présentées comme
une cabale diabolique à même de transformer l’Alliance atlantique en « une
relique du passé ». Idem pour les produits
de l’industrie d’armement européen. La plupart du temps, c'est dit
d’être de la quincaillerie tout juste bon pour le recyclage, mais de temps à autre
on s’en sert à Washington pour lancer des mises en garde, avec l’idée de
demander plus de ressources et/ou plus de protection face à la « concurrence déloyale ».
Quoi qu’il en soit, les Etats-Unis ne sont pas
près de rompre avec la tentation d’user tantôt de l’un tantôt de l’autre
discours à des fins de communication. Même si c’est au risque d’être pris en
flagrant délit de contradiction. Car ils ont besoin des deux à la fois. D'un côté pour mobiliser, de l'autre pour rester conforme à leur propre image.
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